Le rôle des femmes autochtones dans le monde ne cesse de gagner en visibilité dans les plus grandes instances nationales et internationales. Des femmes telles que Nemonte Nenquimo, du peuple Waorani (Équateur), récompensée en 2020 par le prix Goldman pour l’environnement, ou Sonia Guajajara et Dinaman Tuxá (Brésil), sont maintenant reçues dans le monde entier pour porter la parole de leur peuple, et sont à l’origine de nombreuses actions en justice contre les États ou les multinationales.
Pour celles nées dans des sociétés basées sur un modèle traditionnellement patriarcal, leur volonté de prendre la parole les oblige à déployer deux fois plus d’énergie que les hommes pour se faire entendre. Leur combat commence souvent au sein même de leur communauté, premier terrain d’une lutte qui les mènera ensuite à prendre des responsabilités dans les assemblées coutumières et au-delà, partout où leur voix pourra se faire entendre pour la défense de leur culture et de la survie de leur peuple.
Nazareth Cabrera au Forum permanent des Nations Unies pour les questions autochtones
© Mongabay Latam
Nazareth Cabrera est membre de l’ethnie Uitoto, un peuple qui vit en Amazonie colombienne, dans cette immense région du Caquetá où nous travaillons, un peu plus à l’ouest, avec les Murui-Muinane du resguardo (territoire autochtone) de Puerto Sábalo-Los Monos. Le territoire qui l’a vue naître, le resguardo Andoque de Aduche, s’étend le long du fleuve Aduche, dans une zone considérée par son peuple comme une terre sacrée, et qui a connu comme tant d’autres les terribles conséquences du conflit armé qui a dévasté la Colombie.
En 2014, dans cette région où la population autochtone vit dans une immense pauvreté, les anciens, voyant leur peuple décimé par les maladies et la malnutrition, acceptèrent que leur gouverneur signe avec l’Agence Nationale des Mines des documents déclarant leur territoire zone d’extraction minière. La promesse, en échange de leur accord, était « Vous n’aurez plus jamais faim ni ne manquerez plus jamais d’argent ».
Lorsque le fils de ce même gouverneur voulut, trois ans plus tard, renouveler le contrat, Nazareth Cabrera fit avec les anciens le constat que rien ne leur avait été versé, ni argent, ni nourriture, que ces promesses n’étaient que mensonges et qu’il fallait défendre la terre sacrée des ancêtres contre une industrie qui ne leur rapporterait jamais que dévastation et probablement, à terme, la disparition de son peuple.
Rives du fleuve Caquetá, Amazonie colombienne
© Lila Akal
En 2017, avec six autres femmes de sa communauté, elle dépose, sans en référer aux hommes censés être les porte-parole de la communauté, un recours constitutionnel contre la cession du territoire d'Araracuara et obtient qu’une consultation préalable soit exigée de l’Agence Nationale des Mines.
Son engagement est lié à la fois au constat qu’elle a pu faire des ravages provoqués par l’industrie minière sur le fleuve, sur la forêt, sa flore et sa faune, et à la conviction héritée des anciens, qui pensent que l’or est la beauté de la terre et lui donne sa chaleur.
Elle affirme : « Nous, les femmes autochtones, ne pouvions plus nous taire chaque fois qu’un de nos frères partait en ville, se donnant ainsi des opportunités de prendre la parole dans les espaces politiques et de décider seul du sort de la communauté. »
Nazareth Cabrera, à 52 ans, s’est déjà emparée de tous les combats :
- contre les déplacements forcés : quand, en 2001, un groupe armé leur donnait 24 heures pour quitter leurs terres, elle résista aux menaces de mort et refusa de partir ;
- contre les violences faites aux femmes et aux enfants : elle s’est employée à dénoncer les actes d’abus sexuels, y compris au sein de sa propre communauté, prenant ainsi le risque de voir se déchaîner contre elle la colère de membres de son propre peuple ;
- contre les enlèvements d’enfants recrutés pour la guérilla : en 2018, elle exige une intervention du gouvernement sur un cas de séquestration, et là encore, malgré les menaces de mort, obtient que les enfants soient libérés et mis en sécurité ;
- contre la déforestation, la pollution au mercure du fleuve, les trafics illégaux…
Nazareth Cabrera et une représentante du peuple Andoque
© Mongabay Latam
Constatant combien la question des droits des femmes se retrouve dans toutes les luttes auxquelles elle a participé, elle s’empare aussi de ce combat et travaille de façon permanente en tant que coordinatrice pour les droits des femmes, de la jeunesse, de l’enfance et de la famille au sein du CRIMA, une organisation qui représente 5 resguardos riverains du fleuve Caquetá : Villazul, Aduche, Mesai, Yaguara II, Monochoa et Puerto Sábalo-Los Monos.
Diplômée elle-même de l’EIDI, une école interculturelle créée pour les populations autochtones au sein de l’Université du Rosario, elle se consacre aussi à la formation des membres de la communauté, et a organisé pendant trois ans la venue de diplômés de l’Université pour travailler au sein du resguardo sur les questions interculturelles, les problématiques environnementales et les droits des femmes et de la famille.
Elle est réputée « douce comme la manicuera », une boisson traditionnelle uitoto, dans sa manière de toujours affronter les situations avec un mélange de calme et d’autorité qui impressionnent ses interlocuteurs, une force dont elle dit avoir hérité de ses ancêtres et plus particulièrement de son guide spirituel, son oncle Marceliano, autorité coutumière de son peuple.
Même si elle dit connaître la peur, dans une Colombie déchirée par les suites des conflits armés, où les assassinats de défenseurs de l’environnement et de leaders autochtones sont quasi quotidiens, elle ne renonce à aucun de ses combats et participe de 2016 à 2020 au Forum permanent des Nations Unies pour les questions autochtones, où ses interventions ont apporté des informations essentielles, selon la rapporteuse spéciale, Victoria Tauli Corpuz.
Vol d'aras au-dessus du fleuve Caquetá, Amazonie colombienne
© César David Martínez
Dans cette instance internationale, elle a pu échanger avec d’autres femmes et d’autres représentant.e.s de peuples autochtones, pour arriver à ce constat que les problématiques rencontrées, notamment celle de l’activité aurifère, se retrouvent dans l’ensemble de l’Amazonie. « Je croyais que moi seule dans le Caquetá avait ce problème ». Et de conclure dans une interview : « La logique occidentale, d’une certaine manière, est ce qui a achevé de dégrader l’Amazonie et de la menacer à ce point. »
Enfin, en cette année de crise sanitaire majeure, elle cite les anciens, qui, voyant les incendies de 2019 détruire des milliers d’hectares de forêts dans le monde, avaient prédit une pandémie qui s’ensuivrait de cette destruction de la « Madre Selva », la « Mère Forêt »…
Corinne Ferrarons
Sources principales :
https://rutasdelconflicto.com/notas/nazareth-cabrera-la-fuerza-la-palabra-dulce
https://sostenibilidad.semana.com/medio-ambiente/articulo/nazareth-cabrera-la-lideresa-colombiana-que-defiende-la-amazonia-en-colombia/58302