Le fleuve Caquetá, affluent de l'Amazone
Une barge, deux barges, trois barges... Près d’un an après ce premier périple en bateau sur le Caquetá, affluent de l’Amazone de près de 2500 km de long sillonnant le sud colombien jusqu’au Brésil, je me revois compter ces petites constructions mobiles en bois qui apparaissent régulièrement au détour d’un méandre, dont la machinerie rudimentaire mais régulière extrait chaque année des tonnes d’or des fleuves de cette partie du monde. Je me remémorais alors les paroles de Diógenes, le lanceur d’alerte, qui a dû fuir son village il y a maintenant deux ans, pour avoir tenté de dénoncer les ravages de l’orpaillage illégal dans le territoire dont il était le défenseur. Un fléau qui dévaste l’Amazonie depuis une vingtaine d’années, mais qui a pris de l’essor avec la revalorisation de l’or suite à la crise financière mondiale de 2008[1]. Gangrénée par la corruption qui infuse toutes les strates de la société, la Colombie est aujourd’hui le deuxième pays du monde affichant la plus forte pollution au mercure de ses ressources hydriques[2]. Et le bassin du Caquetá, historiquement abandonné par l’État, constituerait la région la plus contaminée du territoire national[3].
[2] https://sostenibilidad.semana.com/medio-ambiente/articulo/convenio-de-minamata-paso-primer-debate-en-el-congreso/37606 C’est également le premier pays sur la base d’un classement per capita (http://www.oecd.org/colombia/Colombia%20Highlights%20english%20web.pdf)
Poisson de rivière amazonienne
En Colombie, en 2018, un activiste était assassiné tous les deux jours[4]. Défenseurs de l’environnement ou des droits de l’homme, leaders autochtones, membres d’organisations de la société civile... Ceux qui en ont la possibilité fuient leurs foyers, trouvant souvent refuge dans les grandes villes, où ils seront la plupart du temps réduits à une existence d’indigence. D’autres bénéficieront, dans le meilleur des cas, d’un logement et d’une aide financière temporaires. Bogotá, première étape de chacune de mes incursions en territoire colombien, accueille chaque année des dizaines d’entre eux, sans que l’on sache exactement combien ; un flou en lui-même révélateur du peu d’attention dont ce phénomène fait l’objet au sein des autorités colombiennes. Parmi ces réfugiés, de nombreux activistes amérindiens, contraints d’abandonner village et famille suite aux menaces de mort proférées par ceux dont les intérêts s’opposent aux combats des militants.
Diógenes est l’un de ces exilés contraints. Membre de l’ethnie murui[5], celui qui porte le nom de l’un des philosophes les plus anticonformistes de l’Antiquité a toujours, lui aussi, lutté contre le courant et l’omerta ambiante, avec toutefois moins de cynisme que son illustre homonyme, et un sourire tenace malgré les affres de son existence. Il a longtemps tenté d’alerter l’opinion publique quant aux désastres provoqués par les mines d’or illégales, dont la première victime est le fleuve sur les rives duquel il est né.
Les Murui furent chassés de leur territoire ancestral par le boom du caoutchouc, entre la fin du XIXème et le début du XXème siècles. Un célèbre génocide, celui de la Casa Arana[6], faillit décimer ce peuple auparavant réputé dans une grande partie du sud de l’actuelle Colombie pour son caractère belliqueux et prompt à guerroyer. Aujourd’hui, de par les quantités effarantes de mercure déversées chaque jour depuis une vingtaine d’années dans les eaux du Caquetá, les populations qui se nourrissent principalement de la pêche fluviale présentent des taux anormalement élevés de pathologies qui leur étaient auparavant inconnues, contre lesquelles la médecine ancestrale n’est d’aucun recours. Selon l’Organisation mondiale de la santé, pour être propre à la consommation humaine, un poisson peut contenir un maximum de 0,5 µg/g (microgrammes par gramme) de mercure. L’Université des Andes a réalisé des prélèvements sur des poissons pêchés dans le Caquetá, relevant ainsi des taux oscillant entre 1,33 et 2,28 µg/g[7]. Soit jusqu’à 4,5 fois le seuil de dangerosité fixé par l’OMS... Le mercure attaquant le système neuronal, nombreux sont les hommes, femmes et vieillards atteints de paralysies, déformations des membres, ou autres affections psychomotrices. Les enfants, quant à eux, sont trop nombreux à naître affublés de malformations, de cécité et de retards mentaux sévères pour que cela puisse être le fruit du hasard.
[4] http://www.indepaz.org.co/wp-content/uploads/2019/07/Informe-parcial-Julio-26-2019.pdf
[5] Les Murui, également appelés Murui-Muinane ou Murui-Muina, ont longtemps été désignés par l’ethnonyme « uitoto » (ou « huitoto »), signifiant « barbare », « cruel » dans la langue des Carijona, autrefois leurs voisins et ennemis. Si cette appellation erronée est toujours abondamment employée dans la littérature anthropologique, la grande majorité des communautés murui colombiennes ont exprimé, dans le cadre d’un processus de reconstruction identitaire et d’autodétermination, leur volonté de se réapproprier leur nom véritable.
[6] https://www.bbc.com/mundo/noticias/2012/10/121012_colombia_genocidio_casa_arana_caucho_amazonia_aw
[7] https://especiales.semana.com/mercurio-contaminacion/index.html
Deux fillettes murui, resguardo de Puerto Sábalo-Los Monos
Deux jours après avoir quitté Florencia, capitale du département du Caquetá, par le fleuve du même nom, je me trouve dans l’une de ces « zones rouges », selon la dénomination du gouvernement colombien. Cette région amazonienne est l’objet de nombreuses convoitises, auxquelles l’abandon étatique laisse le champ libre. Ici, branches dissidentes des FARC ayant refusé le désarmement imposé par l’accord de paix de 2016, orpailleurs illégaux et narcotrafiquants dictent leurs propres règles. Des règles toutes orientées par une même quête, celle de l’or, cette denrée maudite qui entraîna la chute des civilisations précolombiennes et la mort de nombreuses cultures amérindiennes.
La Tagua, centre névralgique de nombreux trafics, est la première étape d’un long périple fluvial, et dernier point de contact avec le reste du monde. Nous sommes à trois jours de pirogue de Puerto Sábalo-Los Monos, le resguardo (territoire autochtone) où je me rends, terre natale de Diógenes. Je pose le pied sur l’embarcadère. En fait de village, La Tagua est à peine plus qu’un quai, grouillant d’hommes au regard peu amène, qui vont et viennent en se vociférant instructions ou grossièretés, chargés de sacs et de barils, attachant et détachant des bateaux. Je dépasse le point d’embarquement, lugubre, et me fraie un chemin au milieu de ses enfants des rues, de ses femmes aux tenues aguichantes dévoilant des rondeurs affirmées et de ses hommes à l’œil torve. Et, comme je l’apprendrai plus tard, de ses indicateurs de la guérilla et de la mafia locale. Qui se trouvent sûrement parmi ceux précédemment mentionnés.
Quelques heures plus tard, c’est dans la cour aux toits de tôle ondulés du seul hôtel de La Tagua que je retrouve deux envoyés du resguardo et chefs de communautés, Oscar et Daniel[8], m’expliquer l’un après l’autre les ravages causés par le mercure, l’apparition de maladies inconnues, les anciens couverts de taches argentées, luttant contre des pathologies aux multiples symptômes, les paralysies, les tremblements, les enfants sans langue, aveugles, aux pieds bots ou aux capacités cognitives atrophiées, dont l’espérance de vie ne leur permet guère d’atteindre plus de quinze ou seize printemps...
J’essaie d’en savoir plus sur les acteurs de cette chaîne mortifère. En effet, les orpailleurs comme les narcotrafiquants sont tenus de payer un impôt sur la manne qu’ils tirent du fleuve ou des champs de coca aux véritables maîtres de la zone : les branches dissidentes des FARC, qui ont refusé de déposer les armes lors de la signature des Accords de la Havane, plus connus sous le nom d’Accords de paix, en 2016. Le fait est que ces fronts de résistance rebelles n’ont aujourd’hui que deux sources de financement possibles : l’or ou la coca. De fait, s’attaquer à l’un des maillons de ce régime reposant uniquement sur des activités illégales, parfois avec l’appui de politiques locaux[9], revient à déclarer la guerre aux FARC. Ni plus ni moins.
Mais les mots « guérilla », « FARC », ou les « disidencias », « branches dissidentes », comme on les appelle ici, sont des mots tabous. Chacune de mes questions est éludée d’un murmure, yeux baissés. Nous allons passez plusieurs semaines ensemble, je décide de repousser l’interrogatoire.
[8] À partir de ce point, les prénoms ont tous été modifiés.
[9] https://es.mongabay.com/2020/03/peru-livia-wagner-trafico-de-oro-crimen-organizado-entrevista
La Tagua, département du Caquetá
Nous embarquons tôt le lendemain matin pour le resguardo de Puerto Sábalo-Los Monos. Oscar m’informe que nous ne pouvons pas naviguer de nuit. Je pense aux risques inhérents aux bancs de sable et autres obstacles potentiels dans un fleuve sortant de saison sèche. Mais il précise : « C’est interdit. » Son dos immédiatement tourné à mes questions en suspens me pousse à attendre un moment plus propice que les préparatifs hâtés sur le quai de La Tagua.
Dans les feux du soleil déjà ardent, le ruban turquoise du fleuve glisse sous le petit bateau à moteur piloté par Oscar, pris entre deux franges végétales épaisses arrimées à des bandes de sable d’or blanc. Les grappes de tortues charapas, agglutinées sur les troncs d’arbre charriés par le courant le long des berges, alternent avec les cormorans pétrifiés dans la lumière, ailes noires déployées et gorge offerte à la chaleur. Chatoiements. Scintillements. Daniel me parle de la forêt et de ses habitants, humains et non humains. La première barge d’orpaillage rompt l’enchantement.
Cinq ou six heures ont passé, et probablement autant de barges. Nous essuyons la première tempête de la traversée, dont la violence s’amenuise jusqu’à s’évanouir, faisant bientôt place à la nuit. Je m’étonne qu’Oscar continue à vouloir avancer malgré la mystérieuse interdiction mentionnée. Ayant laissé la barre à Daniel, il m’informe que nous allons chercher un banc de sable « sûr » pour établir un campement. Pendant deux heures, le bateau transportant ses passagers trempés et grelottants s’approche régulièrement d’une rive, puis d’une autre. Je ne comprends jamais ce qui nous empêche de nous arrêter, pas plus que je ne comprends qui sont ces gens tapis dans l’ombre des berges, toujours dans des embouchures de cours d’eau secondaires, qui échangent des appels de lampe torche avec Oscar. Trois coups contre deux coups. Moi qui croyais la forêt inhabitée jusqu’à l’entrée de la réserve. Je ne demande pas d’explications. L’atmosphère n’est plus à la discussion, les visages apparaissent tendus à la lueur intermittente des torches.
La nuit est déjà avancée lorsqu’Oscar décide de faire demi-tour pour passer la nuit dans un village que nous avions laissé derrière nous, dont son cousin est le chef. Daniel manœuvre, Oscar joue de sa torche. Trois coups, deux coups.
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Deux jours plus tard, mes premiers pas dans le village de El Guaico[10] me font pénétrer dans une atmosphère étrange, aussi silencieuse et stoïque que ces enfants qui observent notre arrivée depuis les collines qui surplombent le fleuve, emmitouflés des pieds à la tête, équipés de capuches, foulards et mitaines pour se protéger des phlébotomes, ces petites mouches dont les piqûres se transforment parfois en ulcères et transmettent la leishmaniose. Une vision dissonante avec les villages regorgeant de vie de l’Amazonie telle que je la connais.
Alors que je passe devant leur regard grave et à peine étonné de ma présence, bien que je sois pour la plupart d’entre eux la première Occidentale qu’ils rencontrent, Oscar m’explique que l’un des deux caciques[11] du village est mourant, probablement d’une contamination au mercure, au vu des nombreux symptômes. L’un des deux garants de la transmission d’une culture plurimillénaire, avec ses rites, sa médecine, sa cosmovision, ses manières d’être au monde, est en train de disparaître, et son savoir avec. Un savoir qui, traditionnellement, ne doit être passé à la génération suivante qu’à un âge avancé. La mort prématurée des anciens annonce la fin du monde tel que les Murui le perpétuent. Je suis invitée à rencontrer très brièvement le cacique Camilo. Dans l’obscurité ambiante de sa maloca[12], les ouvertures ayant été calfeutrées pour ne pas rajouter les attaques incessantes des phlébotomes aux souffrances du vieil homme, dans l’odeur âcre des seaux d’aisance disposés autour de son hamac, sous le regard déjà résigné de sa femme, je reçois la bénédiction du chamane, dans ce qui sera la dernière semaine de son existence.
C’est avec un large sourire verdi par la poudre de coca qu’Eduardo, l’autre cacique, m’accueille dans sa demeure, la deuxième maloca du village, où hommes, femmes et enfants tourbillonnent, sortant et entrant d’un côté ou de l’autre. Je suis invitée à m’asseoir sur l’un des grands troncs d’arbre taillés qui font office de bancs, dans ce lieu foisonnant de vie et donnant à voir un contraste amer avec la précédente maloca, condamnée au silence et à la désertion. Je suis aussitôt entourée d’enfants curieux. Les plus pressants, oublieux des règles de bonne conduite qu’on essaie de leur rappeler, souffrent visiblement d’un retard mental considérable. Au milieu de leurs camarades en pleine santé, un certain pourcentage présente soit un faciès typique d’une anomalie neuronale, soit des malformations au niveau des membres, des oreilles, de la bouche... Beaucoup ont le regard en permanence dans le vide, même quand ils semblent vouloir le poser sur vous. Une petite fille d’une grande beauté, à laquelle je donne 7 ou 8 ans, a visiblement jeté son dévolu sur moi. Elle est malheureusement incapable d’émettre autre chose que des borborygmes, et je me contente de la câliner à défaut de pouvoir tenir une conversation avec elle. Au départ un peu inquiètes, les adolescentes qui la surveillent finissent par comprendre que je ne suis pas perturbée par sa présence, et je garde ma petite princesse au regard trouble dans mes bras un long moment.
[10] À partir de ce point, tous les toponymes (à l’exception du nom du resguardo) ont été modifiés.
[11] « Cacique » est un terme générique d’origine arawak, désignant traditionnellement un chef de tribu. Aujourd’hui, il est davantage réservé aux détenteurs d’un pouvoir spirituel, assimilés au concept de « chamanes », garants de l’équilibre avec l’univers et les esprits et exerçant une fonction de guérisseurs. Les caciques amazoniens sont généralement âgés, tandis que le pouvoir politique est de nos jours souvent confié aux jeunes générations.
[12] Maison traditionnelle communautaire, construite par un chef de lignage. Auparavant habitée par plusieurs familles, la maloca amazonienne est aujourd’hui le plus souvent la demeure d’un cacique et de son épouse, et le lieu de nombreuses activités quotidiennes d’un village, profanes comme cérémonielles.
Dans la maloca
Un homme élancé, chemise ouverte et fusil à la main, s’arrête dans l’encadrement de l’une des portes de la maloca, d’où il me salue d’une voix assurée. Il s’agit de Yuri, instituteur du village et père de celle que je tiens encore contre moi et qui a désormais un nom, Luz. Luz aura bientôt 18 ans, mais affiche la moitié de la taille moyenne d’une jeune fille de cet âge et est incapable ne serait-ce que d’aller faire ses besoins sans être accompagnée.
Le mercure est nocif principalement sous deux aspects. D’abord, déversé dans le fleuve dans le but de faire émerger le métal précieux et l’amalgamer, il empoisonne, directement ou indirectement, tous les êtres vivants qui en dépendent, des plus petits organismes aquatiques aux humains. Ensuite, il est extrêmement toxique pour les travailleurs qui se chargent de porter la matière ainsi obtenue à ébullition, jusqu’à atteindre le point où l’or et le métal lourd se séparent et libèrent des vapeurs hautement délétères[13]. Quelle que soit sa forme, le mercure a des conséquences dramatiques pour les fœtus ; or, l’ex-femme de Yuri était enceinte de Luz à l’époque où elle l’aidait à cette phase du processus. Le retard de développement considérable de la petite est apparemment dû à une forme d’épilepsie aigüe, qui s’est manifestée dès ses premiers mois de vie. « Au tout début, on ne savait pas que le mercure était dangereux. » Puis, les Brésiliens qui les employaient, les premiers à installer des barges dans la zone, ont dit à leurs ouvriers qu’ils devaient se protéger, notamment en portant des masques. Trop tard pour de nombreux enfants à naître.
Nous discutons avec Yuri de ces nombreuses tragédies qui sont venues frapper la communauté et celles alentours depuis une vingtaine d’années, ainsi que de la triste condition du cacique Camilo et des efforts vains déployés pour le soigner avec les remèdes traditionnels. Le mal étant inconnu et dû à des agents chimiques, l’ancien nécessiterait l’usage de traitements occidentaux. Mais comment les payer ? Le voyage seul jusqu’au premier centre de santé est inabordable. Ou, faute de pouvoir s’offrir le combustible requis par un bateau à moteur, long d’au moins cinq jours de pirogue. Un périple inenvisageable pour une personne âgée et n’ayant plus une once de vigueur. « Ici, c’est interdit d’être malade... », lâche Yuri.
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Tandis que les jours s’égrènent, j’apprends doucement à vivre au rythme des activités quotidiennes du village, et mets à profit le temps qui me reste pour compiler mes notes, photographier le village, ses environs, les êtres qui le peuplent, essayer de structurer mes pensées. Quand je suis en manque d’inspiration, je fais des incursions dans la maloca, source inépuisable de matière à réflexion. Sortant de la relative réserve qui caractérisait la majeure partie d’entre eux les premiers jours, les habitants de El Guaico s’enhardissent de plus en plus à me poser des questions. Pour des raisons de sécurité, seuls les chefs de trois villages de la réserve connaissent ma véritable identité et le but de mon enquête. Pour les autres habitants, je suis cette anthropologue française spécialiste de l’Amazonie qui se penche pour la première fois sur les us et coutumes des Murui. La majeure partie de mes interactions occultent donc, bien malgré moi, le cœur de mes préoccupations.
J’ai eu le temps de m’accoutumer aux lieux, aux personnes, aux caprices du ciel, et même aux attaques de phlébotomes, toutes ces choses qui font l’âme des lieux. Mais aussi aux sempiternelles annonces qui reviennent sans cesse au détour d’une conversation, lancées à voix basse, illustrant la violence latente de ce monde faussement tranquille : « Le mataron. » « Acabaron con él. » « Il a été tué. » « Lo echaron a las pirañas. ». « Ils l’ont jeté aux piranhas. » Chaque jour, ou presque, une nouvelle personne, plus ou moins proche de mes interlocuteurs. Toutes ces morts, anonymes pour moi. J’entends également parfois parler de Blancs faisant régulièrement « escale » dans le village. Apparemment, ils sont souvent près du poste de téléphone satellite placé à l’entrée, près du point de débarquement. J’ai senti le sujet auréolé d’une sorte de malaise. Et pourtant, de jour comme de nuit, je continue à entendre cette phrase qui revient toujours, comme un mantra, autour d’un feu ou d’un baril de feuilles de coca réduites en poudre : « Nana ɧue ite », « Tout va bien ».
Un jour, sur le chemin qui me mène à la cabane qui m’a été attribuée, je croise un grand jeune homme barbu, à la stature imposante, sortant d’une maison en face. Il vient vers moi avec un grand sourire et me serre la main avec cette chaleur typiquement colombienne. J’ai à peine le temps de me demander ce qu’un Blanc fait ici qu’il se désole sur l’état de mes mains, qu’il voit recouvertes de piqûres de phlébotomes. « Oh, qu’est-ce qui t’est arrivé mi amor ? Ce sont ces saletés de moscos ça ! Moi j’utilise des gants pour travailler, je t’en ramènerai, il faut te protéger. » J’ai à peine le temps de le remercier qu’il est déjà parti.
Le soir, dans la maison d’Oscar et sa femme, Ikiamia, un générateur extérieur est branché, et nombreux sont les spectateurs réunis dans la pièce principale pour regarder la télévision allumée pour l’occasion. Les informations et les émissions de divertissement sont amplement commentées à haute voix, mais les telenovelas plongent l’assemblée dans un silence d’église. Je suis toujours invitée à me joindre à la cohorte de spectateurs allongés sur les planches ou, pour quelques chanceux, serrés dans le grand hamac, mais je préfère généralement retrouver Ikiamia et son rire permanent pour l’aider en cuisine.
« Si tu savais le nombre de choses bizarres qui se passent dans la forêt. » Je ne sais plus comment nous sommes arrivées sur ce terrain, entre deux tubercules à éplucher. Mais, ce soir, je suis l’unique auditrice d’une série de faits inexpliqués, de ceux qui nimbent de mystère l’Amazonie. Ikiamia me parle de ces esprits qui enlèvent femmes et enfants en prenant une apparence humaine. « Quand tu as un doute, demande-leur d’enlever leurs chaussures, ils n’arrivent pas à transformer leurs pieds. Si c’est un esprit, il aura gardé ses pieds d’animal. » Ici, la frontière entre les différents règnes est extrêmement perméable, et les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être. Les animaux sont souvent perçus comme des tribus humaines étrangères, qui changent d’apparence en présence de ce que nous percevons comme les « véritables hommes ». À l’inverse, certains humains ont le pouvoir de revêtir une apparence animale, afin de duper, de séduire, ou encore d’être adoptés en dehors de leur tribu.
[13] Rapport IPEN 2013 Global Mercury Hotspots, disponible à l’adresse https://ipen.org/dummy/hgmonitoring
Confidences devant l'âtre
« Ah, au fait, on a laissé ça pour toi. » Me voilà munie d’une paire de longues mitaines en coton qui sentent fort la lessive. Qui qu’il soit, le Blanc a tenu sa promesse.
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Un matin, je suis enfin réunie dans le plus grand secret avec tous les chefs venus des autres villages, dans une grande hutte sur pilotis à l’écart des habitations. Oscar fait la navette entre l’unique pièce et l’extérieur, s’assurant que personne ne puisse entendre les entretiens qui se déroulent ici. En dépit du climat de peur instauré par la guérilla et ses sbires, tous ces leaders veulent en finir avec le mercure, et ne plus rester les bras croisés. Avec la dextérité verbale qui les caractérise, mes interlocuteurs dénoncent l’agonie des anciens, les naissances d’enfants « anormaux », l’abandon étatique, les services de santé aux équipements dérisoires et situés à plusieurs jours de bateau... « Et quand on y arrive, soit ils n’ont pas les médecins, soit ils n’ont pas les médicaments... » Le profil des coupables de leurs maux, ceux qui protègent et alimentent les orpailleurs tout en prélevant leur dû sur l’extraction, est habilement esquissé, mais jamais nommé expressément.
Quelques heures plus tard, avant de repartir dans son village, Enrique, l’un de ces jeunes chefs, parole aisée, douceur du regard et sourire permanent malgré les propos tragiques dont a résonné la hutte toute la journée, me présente sa femme. Enceinte. « Prends une photo d’elle, s’il te plaît. » Il a perdu son sourire.
En fin de journée, dans une maloca désertée de ses habituels occupants, tous partis préparer le repas, chasser ou se baigner dans le fleuve, je m’entretiens avec Nicolás, l’autre instituteur du village, à l’allure d’éternel adolescent et aux yeux naïfs. Il affirme à voix basse avoir parlé avec quelqu’un qui s’est un jour trouvé en présence de guérilleros dans l’un de leurs repaires, face à des montagnes de billets. « Des montagnes ! Le gars m’a dit, même dans tes rêves les plus fous, tu n’en mettras pas encore assez ! ». Je lui demande d’où peut venir, d’après lui, tout cet argent. « Qui sait ? » Je tente : « De la coca ? ». Même sourire enfantin, un peu gêné. « Qui sait ? » Baissant encore la voix, il me parle des convocations des FARC, des règles qui leur sont imposées. Heureusement pour eux, de nombreux hauts gradés de la guérilla sont Amérindiens. Il me confie également que, lors d’une expédition à Puerto Leguízamo, municipalité à la frontière avec le Pérou et cœur de tous les trafics, il a aperçu un haut gradé de l’armée régulière trinquer avec un colonel des FARC. Un exemple parmi tant d’autres du sac de nœuds que constitue la situation colombienne.
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Un après-midi, je descends avec Yuri le chemin qui mène à l’école du village. La « Escuela Santa Rosa » s’avère en fait composée de quatre cabanes dispersées autour d’un terrain de jeu, dont une doit être détruite pour éviter qu’elle ne s’écroule sur les enfants, et une autre sert plus ou moins de débarras. L’unique salle de classe encore sur pieds comporte trois chaises bancales, quelques bancs et un tableau blanc quasiment hors d’usage. Ironique, Yuri m’informe que deux ou trois marqueurs sont généreusement octroyés chaque année par le gouvernement, qui semble par ailleurs oublier que les élèves ont aussi besoin de cahiers et de crayons pour travailler. Quant à la « cantine », elle n’en est une que parce qu’on la désigne ainsi. L’instituteur paraît presque embarrassé de me montrer cette plateforme fermée sur deux côtés, en bas de laquelle gisent les cendres d’un foyer. C’est ici que les mères de famille, à tour de rôle, cuisinent ce que les pères auront ramené de la chasse. « Le gouvernement nous envoie parfois des sacs de céréales et une petite compensation financière, ridicule, soi-disant pour dédommager les parents. » C’est le programme « Calidad y gratuidad », « Qualité et gratuité ». Cela paraît presque cynique lorsque l’on pense aux 22 élèves qui sont supposés se débrouiller avec trois chaises pour tout l’effectif, et un cahier pour cinq. Élèves auxquels s’ajoutent théoriquement dix autres de la communauté de Reforma, plus en amont. Mais, il y a douze ans, six enfants de ce village sont morts noyés dans un accident de bateau. Aujourd’hui, les parents sont de plus en plus réticents à envoyer leur progéniture à l’école d’El Guaico. Yuri a lancé l’idée d’un centre éducatif avec internat, mais sa demande est restée lettre morte auprès des institutions du département. Il me confie que ses requêtes reçoivent d’autant moins d’attention que la population des villages diminue, un nombre croissant de familles quittant la forêt à la recherche de meilleures conditions de vie. Elles s’établissent à La Tagua, à Puerto Leguízamo, voire à Florencia ou à Bogotá. Pour, bien souvent, vivre dans la plus grande précarité, et oublier tout de leur ancienne vie et de leur culture ancestrale.
L'école du village et son instituteur
Lorsqu’il n’est pas accablé par le découragement, Yuri rêve de mettre en place un programme d’ethno-éducation, portant sur des enseignements traditionnels, hors des murs. Pour lui, cette méthode, qui permettrait d’assurer la transmission des savoirs relatifs à la langue murui, à la médecine ancestrale, à la protection de la faune et de la flore et aux pratiques culturelles, pourrait être combinée à des cours en classe, durant lesquels il continuerait à enseigner des matières « classiques » selon la méthode occidentale : mathématiques, castillan, littérature... Réintégrer des modalités et des contenus d’apprentissage murui, nécessitant souvent d’arpenter la forêt, permettrait selon lui de renforcer et revaloriser ses traditions et sa culture, menacées sous bien des aspects.
La conversation prend peu à peu un autre chemin, se libère. Yuri m’apprend que la guérilla exerce son joug sur toute la réserve, parfois à distance, par le biais de ses hommes de main. Régulièrement, les « comandantes » convoquent les chefs dans la maloca et donnent leurs instructions. « Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre, à part y aller, hein ? » Parfois, ils font parvenir des tracts dans les villages, avec un « code de conduite ». Interdiction de naviguer de nuit, de posséder un téléphone portable satellite... Je le questionne sur le jeune homme qui m’a prêté ses gants, très à son aise dans le village, avec qui j’ai déjà eu l’occasion de prendre deux ou trois fois une agua panela[14] dans la maison d’Oscar et d’Ikiamia, et de subir les visionnages de combats de coqs qu’il tient absolument à me montrer via son téléphone portable. Je lui dis que je le vois souvent près du poste satellite à l’entrée du village, à attendre un appel. « Lui, c’est un narco ».
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Un matin, j’apprends qu’il est temps pour moi de partir. Au petit-déjeuner, Oscar déclare : « Les Blancs commencent à être nerveux. » Ces derniers, pourtant les moins légitimes à se mêler des affaires du village, s’inquiètent de ma présence prolongée, et l’ont fait savoir à mes hôtes. Par ailleurs, hier, alors que je prends toujours garde à ne sortir aucun appareil photo ou caméra en présence d’agents extérieurs à la communauté, je me suis retrouvée à prendre des clichés tout près de deux narcotrafiquants qui avaient échappé à mon regard, alors qu’ils attendaient un hypothétique appel dans l’ombre d’une des maisons sur pilotis proches du téléphone satellite. Apercevant leur regard sombre, je choisis de ne pas tourner les talons et allai directement les saluer. Le fait que je connaisse l’un d’eux, avec qui j’avais eu l’occasion de prendre le café chez Oscar et Ikiamia, me facilita la tâche. Me glissant instantanément dans la peau de l’Européenne candide venue étudier le quotidien des autochtones de la région, j’évoquai incidemment le sujet de ma thèse en anthropologie, les aléas du travail et leur montrai les derniers clichés pris, fort heureusement plutôt « neutres ». Lorsque je les quittai, ils parurent convaincus de mon innocuité. Ce qui ne les a donc pas empêchés d’aller trouver Oscar pour poser davantage de questions. Celui-ci affirme avoir trouvé les mots pour les rassurer ; néanmoins, la nouvelle de ma présence qui, je l’apprendrai plus tard, avait été négociée directement avec les comandantes, risque de remonter jusqu’aux oreilles de la guérilla, qui voudra m’interroger. Et personne dans le village ne souhaite voir se réaliser ce scénario.
[14] Boisson traditionnelle réalisée à partir de jus de canne à sucre
Intérieur d'une habitation murui
Trois jours plus tard, Oscar, Daniel et moi sommes de retour à La Tagua, plus Yuri, également du voyage. Une dernière « charla » (« conversation ») nocturne avec ceux dont je me suis fait la complice dans cette résistance sous-terraine voit fleurir une parole cette fois parfaitement libérée. Mes compagnons évoquent la stratégie de survie qu’ils ont dû déployer pour éviter un massacre, les pactes avec les orpailleurs et la guérilla pour maintenir un statu quo. « Nous avons pensé à prendre les armes contre eux. Mais nous ne sommes plus qu’une poignée. Et qu’est-ce qu’on va faire, avec nos vieux fusils de chasse, nos arcs et nos flèches contre des armes automatiques ? » se lamente Daniel.
Le bateau pour Florencia part le lendemain à la première heure. Une fois mes bagages chargés, je remonte sur le petit promontoire naturel où j’ai laissé Oscar, Daniel et Yuri, un peu à l’écart du tumulte. Regards, mots en travers de la gorge. Tout juste un « merci », d’un côté comme de l’autre. Une étreinte, rapide, avec chacun. « J’espère qu’on te reverra bientôt, dit simplement Daniel. - Moi aussi. » J’essaie de sourire. Ça s’agite depuis le quai. « Il va falloir que tu y ailles, dit Oscar, le regard sur le fleuve, ou ils vont partir sans toi. – Mais tu peux encore changer d’avis », rebondit Yuri avec un clin d’œil.
Tandis que les premières lueurs du soleil blanchissent les eaux, je regarde s’éloigner, stoïques, les trois résistants d’El Guaico, qui ont décidé vaille que vaille de tenir leurs positions. Contre la propagation d’un monde qui ne demande qu’à les ensevelir, comme il a déjà envahi une partie de leur forêt et envenimé leur fleuve, souillant le corps et l’âme d’un territoire victime de l’abondance de ses richesses. Plusieurs siècles après que la fièvre aurifère se soit emparée des premiers colons européens, la recherche du métal précieux continue d’empoisonner le Caquetá. Si nous nous attaquons à des mécanismes immensément puissants, aux nombreuses ramifications, je compte bien que nous soyons, ensemble, ce grain de sable capable d’enrayer les rouages toxiques qui sont à l’œuvre.
L.A.