Ou pourquoi Bolsonaro est notre problème à tous
Le 28 octobre 2018, Jair Bolsonaro, militaire de carrière et député fédéral à Rio de Janeiro depuis 1990, est élu président de la République fédérative du Brésil. Dans les circonstances que nous connaissons tous, plus ou moins. À savoir, dans les grandes lignes, à l’issue d’une campagne basée sur un raz-de-marée de « fake news » savamment orchestrées, destinées à achever de discréditer le PT (Parti des Travailleurs) de Lula, parsemée de discours emplis de fiel contre les pauvres, les homosexuels, les populations noires et autochtones, les femmes,...
Le fait d’être en tête des sondages depuis des mois ne permettra pas à Lula d’esquiver le maintien de son incarcération pour corruption passive et blanchiment d’argent. Le Tribunal suprême fédéral le déclare inéligible le 31 août 2018, le contraignant à propulser sur la tribune de manière précipitée son remplaçant désigné, Fernando Haddad. En dépit d’un bilan très positif sur le plan social et économique en tant qu’ancien Ministre de l’éducation et maire de São Paulo, ce candidat qui paraît institué « au pied levé » ne parviendra pas à se défaire de son image de substitut de Lula, ni à redorer le blason du PT ou à se dépêtrer de l’hostilité des médias. Sa popularité auprès des catégories les plus défavorisées et de toutes les minorités du pays est insuffisante face aux promesses de son opposant, qui fait miroiter à ses électeurs une croissance économique exponentielle, laissant libre cours aux appétits de l’agrobusiness, et prônant des mesures sécuritaires proches du totalitarisme. Fort d’une rhétorique ultra-conservatrice particulièrement désinhibée, d'obédience évangéliste, il exprime sans ciller sa nostalgie de la dictature militaire qui, de 1964 à 1985, a fait des milliers de victimes parmi les « athéistes » et les « internationalistes ». Soit tous ceux ayant exprimé leur désir de construire une nation plurielle, tournée vers l’extérieur.
Or, les nuisances occasionnées par ce venin ultradroitiste ne se limiteront pas aux catégories de Brésiliens déclarés personæ non gratæ. Nous le savons déjà, puisqu’il l’avait clamé au cours de sa campagne : Bolsonaro ne souhaite pas laisser « un centimètre carré de terre » aux Indiens et aux quilombolas[1], préférerait un fils mort à un fils homosexuel et prévoit « la prison ou l’exil pour les gauchistes ».
Pourquoi sommes-nous tous concernés par cette nouvelle émanation du fascisme sous d’autres latitudes ? Parce que ces abominations s’accompagnent d’une volonté d’en finir avec « l’obstacle à la croissance » que constituent les aires protégées du pays, qu’il s’agisse de territoires autochtones ou de parcs nationaux. Deux catégories restreignant en théorie les possibilités d’exploitation des ressources naturelles ou la création d’infrastructures, telles que des routes ou des oléoducs.
Cible prioritaire dans le viseur de celui qui prendra les rênes du pouvoir le 1er janvier 2019 : l’Amazonie. Le fameux « poumon de la planète » n’a pas volé son nom. Cet immense biome de près de 6 millions de km², qui abrite une biodiversité unique (1/5ème des espèces terrestres de la planète) et un nombre de cultures humaines stupéfiant, représente plus de la moitié de la couverture forestière du monde. À lui seul, il recycle 18 milliards de tonnes de dioxyde de carbone. Techniquement, avec le bassin du Congo et les forêts d’Asie du Sud-Est, qui occupent respectivement les deuxième et troisième places du podium en matière de captation du CO2, l’Amazonie est ce qui nous permet de vivre[2] [3]. Rien ne servirait de mettre en place toutes les mesures de protection de l’environnement les plus ambitieuses à l’échelle mondiale (si tant est que ce scénario puisse être encore ne serait-ce que partiellement concevable...) si l’Amazonie disparaissait. Bien rares sont les formes de vie qui se maintiendraient. L’humanité, en tous les cas, n’a pas la moindre chance.
Si, en 2008, la forêt amazonienne présentait encore 66 % de sa superficie initiale[4], ce chiffre chute de manière vertigineuse chaque année. En effet, depuis dix ans, le Brésil caracole en tête des pays affichant le taux de déforestation le plus élevé, malgré des programmes de reforestation ambitieux annoncés au cours des dernières années. Or, plus de 60 % de l’Amazonie se trouvent sur le territoire d’un État qui vient d’élire à sa tête un climato-sceptique enragé.
Le président élu dénonçant depuis le début de sa campagne le caractère « terroriste » des ONG de défense de l'environnement ou d’organisations telles que l’Ibama, institut gouvernemental comprenant une équipe de terrain appelée « police environnementale », la montée du lobby de la bancada ruralista, premier groupe parlementaire du Brésil, s’impose comme un scénario inévitable. De fait, le nom du nouveau Ministre de l’environnement a été annoncé le 13 décembre dernier : il s’agit de Ricardo Salles, président du mouvement Endireita Brasil (« Droitiser le Brésil »), défendant libéralisme économique et conservatisme moral. D’après cet avocat de 43 ans, l’agrobusiness brésilien est gravement menacé, tout comme la prospérité économique du pays, mise à mal, selon lui, par les organisations de défense de l’environnement, les populations autochtones et les militants du Mouvement des Sans Terre, contre lesquelles il réclame une tolérance zéro[5]. Aux législatives d’octobre 2018, ses affiches de campagne incitent très ouvertement à la violence contre ces « nuisances », avec une iconographie faite de cartouches destinées aux catégories susmentionnées[6].
Ainsi, si Jair Bolsonaro a bel et bien fait machine arrière sur la fusion annoncée des ministères de l’agriculture et de l’environnement, après plusieurs retournements de situation en l’espace de seulement quelques semaines, les augures ne sont guère favorables pour l’état de la planète, qui pourrait voir l’une de ses plus grandes sources de vie se réduire comme peau de chagrin. La nouvelle Ministre de l’agriculture, Tereza Cristina, affiche elle aussi un palmarès peu engageant : ancienne chef de file de la bancada ruralista, elle est également accusée d’avoir touché des pots-de-vin d’un grand propriétaire terrien inculpé pour le meurtre d'un leader amérindien[7].
De fait, les atteintes aux droits de l'homme et à l'environnement se multiplient depuis le début de la campagne présidentielle, et le nombre de meurtres de militants, notamment issus de minorités, enfle d'une semaine à l'autre. Sans parler des agressions commises contre les LGBT, les membres du PT ou d'autres mouvances à gauche de l'échiquier, ou contre les femmes de manière générale, dans un climat particulièrement propice à l'expression du machisme, de l'homophobie et du racisme sous toutes ses formes. Sans parler des expropriations forcées de populations autochtones, démunies face au déploiement d'escouades militaires ou de milices privées œuvrant pour le compte de grands propriétaires terriens. Alors que le président élu n'a pas encore officiellement pris ses fonctions...
Dans un contexte d’urgence climatique mondiale, l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro préfigure donc une tragédie inédite. Tant pour une grande partie de la population brésilienne que pour l’environnement planétaire. Nous ne pouvons qu’espérer qu’un regain de mobilisation des défenseurs de l’environnement et autres entités de la société civile brésilienne, à défaut d'improbables sanctions internationales, parvienne à contrer la catastrophe annoncée.
Lila Akal
[1] Descendants d’esclaves africains, constituant aujourd’hui plusieurs milliers de communautés réparties sur le territoire brésilien.
[2] FAO, La situation des forêts dans le bassin amazonien, le bassin du Congo et l'Asie du Sud-Est, rapport préparé pour le Sommet des trois bassins forestiers tropicaux à Brazzaville (31 mai - 3 juin 2011).
[3] CIRAD, Changement climatique : déclin du puits de carbone amazonien lié à une surmortalité des arbres, publié le 19 mars 2015.
[4] http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/amazonie-bresilienne-legale.
[5] https://medium.com/@ricardosalles/o-cerco-ao-produtor-rural-798af3b79b2e.
[6] Mediapart, blog de Marion Daugeard, Après les rétropédalages, Bolsonaro maintient le cap de son programme environnemental, publié le 13 décembre 2018.
[7] Folha de São Paulo, Futura ministra da Agricultura, Tereza Cristina recebeu doação de réu por assassinato de líder indígena em MS, publié le 20 novembre 2018.