Logée dans les contreforts des Andes colombiennes, la vallée de Sibundoy, département du Putumayo, est le territoire des Kamëntšá et des Inga. Ces peuples considérés comme appartenant à une culture « andino-amazonienne », à la croisée de deux mondes, classés « en voie d’extinction » par la Cour constitutionnelle colombienne en 2009, affichent leur volonté de défendre non seulement leurs traditions ancestrales, mais également l’intégrité de leurs terres, maintes fois menacée depuis la conquête espagnole. Aujourd’hui, face à une pression constante imposée par des entreprises minières étrangères, les populations autochtones de la vallée sont déterminées à assurer la pérennité de leur territoire et de leurs traditions.
Dès les années 1530, les premiers colons espagnols s'implantent dans la région, alors habitée uniquement par les Kamëntšá, l'ethnie majoritaire de la vallée. Les nouveaux arrivants apportent leur lot de tragédies, un refrain tristement banal sur l'ensemble du continent américain : implantation de missions religieuses, création de grandes exploitations agricoles pour le compte des colonos, exploitation et/ou expropriation des populations locales, assassinats, actes de torture, répression des manifestations culturelles ancestrales,... À cette longue liste s'ajoutent, une fois de plus, les maladies transmises par l'occupant, sans compter celles occasionnées par le déplacement forcé d'une partie de la population dans des zones humides. Les Kamëntšá contractent alors des pathologies auxquelles leur organisme n'était en rien préparé et contre lesquelles leur médecine traditionnelle, pourtant forte d'un savoir ancestral immense, n'a guère de remèdes. D'après les chroniques espagnoles de l'époque, la vallée de Sibundoy compte environ 9000 autochtones en 1558. Mais ce chiffre tombera à 1600 moins de 30 ans plus tard... jusqu'à atteindre 150 personnes en 1691[1].
Le XXème siècle, quant à lui, est à l'image de l'histoire douloureuse de la Colombie, faite de guérillas et d'incursions de groupes paramilitaires, à l'origine de nombreuses exactions, dont les peuples autochtones, de par leur isolement géographique et sociétal, sont généralement les premières victimes. Si la vallée de Sibundoy est localisée dans le haut Putumayo, à savoir la partie historiquement la moins touchée par le narcotrafic du département, elle n'en demeure pas moins un emplacement prisé par les groupes armés illégaux. En effet, le haut Putumayo se trouve dans un couloir stratégique reliant la côte pacifique à la frontière équatorienne, ce qui en fait un poste d'arrière-garde idéal pour les FARC et autres acteurs de la guérilla, qui utilisent principalement le trafic de coca pour financer leurs actions. Les Kamëntšá et les Inga subissent donc leur lot d'homicides, de séquestrations, de recrutements sous contrainte, de morts ou de mutilés par mines antipersonnel et de déplacements forcés. Autant d'éléments ayant porté préjudice non seulement à l'intégrité des individus et des populations, mais également à leur culture, leurs coutumes et leurs savoirs ancestraux.
Cet enchaînement d'épisodes tragiques conduit la Cour constitutionnelle colombienne à déclarer dans son ordonnance 004 les peuples kamëntšá et inga « en voie d'extinction ». Cette liste, qui répertorie 35 ethnies localisées sur l'ensemble du territoire national, est contestée par l'ONIC (organisation nationale des peuples autochtones colombiens), qui identifie, elle, un total de 64 peuples faisant l'objet d'une telle menace, notamment sur un critère numérique (recensements révélant de moins de 500 représentants de l'ethnie concernée).
Conscients de la nécessité de protéger leurs savoirs, leurs valeurs et leur mode vie, les Kamëntšá réclament en 2013 la mise en place d'un plan de sauvegarde de leur peuple et de leur territoire ancestral, par le biais duquel ils demandent le respect de leur intégrité territoriale, un renforcement de leur autonomie sur le plan juridique et en matière de gouvernance, la mise en place de mécanismes de consultation respectueux de la volonté et des fondamentaux culturels de leur communauté, ainsi qu'une plus grande attention de l'État sur le plan social et judiciaire. En effet, celui-ci, se reposant sur l'autonomie et les droits (relatifs) concédés aux populations autochtones par le biais de resguardos (réserves) et cabildos (entités juridiques autochtones), tend à délaisser les communautés concernées et à négliger de nombreux aspects essentiels à leur bien-être, malgré les accords signés et les engagements pris en faveur d'une amélioration de leurs conditions de vie.
Si la requête des Kamëntšá aboutit à un accord avec le gouvernement colombien, dans les faits, les doléances des peuples autochtones de la vallée de Sibundoy restent nombreuses, et les menaces pesant sur leur environnement se multiplient, malgré la détermination de ses habitants à résister aux invasions des multinationales et autres puissances étrangères.
Lila Akal
[1] Rapport du plan de sauvegarde préalable à l'accord interadministratif 1026 de 2013, signé entre le Ministère de l'intérieur de Colombie et le cabildo Kamëntšá Biya de Mocoa (Putumayo).